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La colère

Une contribution de Pierre Angotti

· Café Ennéagramme
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Décrite le plus souvent comme un état affectif violent et passager, traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales, la colère étudiée ce jour est très différente de cette définition. En témoigne l’extrait du film Appaloosa au cours duquel trois notables de la ville apportent à Virgil Cole et à son adjoint, Everett, la lettre d’un juge annonçant que Randall Bragg, condamné à la pendaison pour avoir tué un shérif et ses deux adjoints, est gracié par le président des États-Unis. Face à ce déni de justice et se souvenant de tous les risques pris pour que justice soit faite, Virgil respire profondément, reste muet, le visage fermé, les mâchoires serrées et jette sa pioche d’un geste rageur. Ici, ce ne sont pas les mots mais le corps (le non-verbal) qui exprime la colère.
 

Dans la première scène présentée au groupe de Vipère au poing, ce sont cette fois-ci les mots qui expriment la colère contenue de la mère (Marthe) et de la gouvernante. Alors que la première frappe l’un de ses enfants refusant d’avaler une potion censée le guérir, la seconde s’insurge (« Madame, je ne peux plus approuver ces méthodes ») s’attirant aussitôt une réflexion de la mère (« Ni moi, les vôtres, ma fille.») Ulcérée par une telle condescendance, la colère à peine contrôlée, le visage tremblant, la gouvernante réplique (« Vous vous oubliez Madame… je ne suis pas une femme de chambre ! ») et reçoit une nouvelle salve dite les dents serrées (« Je ne sais pas ce que vous êtes, mais je vous paie pour vous occuper de mes enfants et non pour les dresser contre leur mère. Si je ne peux plus rien obtenir à présent de mes fils, je sais très bien à qui je le dois »). La gouvernante en tire la conclusion (« Dans ces conditions, Madame, je n’ai plus rien à faire ici ») mais la mère a le dernier mot (« J’allais vous le dire »)…
 

Dans la scène suivante les montrant de retour d’une chasse aux lièvres et aux perdreaux très réussie, le père (Jacques), les trois enfants, le précepteur et les ouvriers de la propriété se font rabrouer par la mère qui leur reproche de ne pas avoir entendu la cloche annonçant le repas, pourtant sonnée trois fois. Le mari (Jacques) qui, durant toute la première partie du film, s’est toujours montré très calme face aux comportements de sa femme, explose : « Non mais Marthe, tu vas nous foutres la paix, oui ? » Surprise par de tels mots, la mère se contente de dire « Vous dites ? » Jacques : « Je dis que tu nous casses les oreilles ; laisse les enfants tranquilles et fous-moi le camp dans ta chambre.» Longtemps contenue, la colère explose à un moment donné. Marthe, elle, continue d’être dans le contrôle d’elle-même, cache sa colère derrière un sourire, pensant peut-être que toute colère est une imperfection et satisfaite du contrôle qu’elle exerce sur elle-même : « Mon pauvre Jacques, dans quel état te mets-tu devant les enfants… tu dois être souffrant ! » Elle leur tourne le dos et s’éloigne …
 

Exceptionnellement, ce n’est pas un film mais l’extrait d’une pièce de théâtre qui est ensuite présenté aux participants : Aurélie, « La femme du boulanger », vient d’avoir une liaison avec un berger. En l’apprenant, Aimable (Michel Galabru), son mari, est désespéré. Il se met à boire et ne fournit plus de pain au village. Le marquis, patron du berger, n’acceptant pas que ce dernier soit parti avec son pur-sang, mobilise les hommes du village pour retrouver le couple et le cheval. Une fois retrouvés, Aurélie se présente à son mari quand survient la chatte du couple, la « pomponette » qui, elle aussi, a depuis trois jours quitté la boulangerie : « Ah tiens, te voilà toi…. aaaaaahhhh la voilà la pomponette hein ? Garce, salope, ordure ! C’est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre pompon, il s’est fait un sang d’encre pendant que tu tournais avec ton chat de gouttière, un passant, un propre à rien… Qu’est-ce qu’il avait de plus, de plus que moi ? » Il arrive que la colère contenue soit, à un moment donné, explosive mais aussi déversée sur celui ou celle qui n’en est pas la cause. C’est ce qui se produit, ici, quand le boulanger injurie non pas sa femme mais la chatte !
 

La dernière caractéristique de la colère étudiée ce jour est donnée par plusieurs scènes du film Mademoiselle de Joncquières : avertie du caractère très volage du Marquis des Arcis, Madame de La Pommeraye, résiste durant des mois à ses avances, puis y cède, convaincue de l’évolution du marquis. Quelques temps plus tard, celui-ci confirme sa réputation de libertin notoire. Profondément blessée, elle organise sa vengeance en lui faisant rencontrer Mademoiselle de Joncquières dont il tombe follement amoureux et en lui cachant que cette dernière et sa mère, pour gagner leur vie, se prostituent.
 

Dans la première scène choisie, Madame de la Pommeraye s’ouvre de son plan à l’une de ses amies (acheter la résistance de Mademoiselle de Joncquières et de sa mère pour faire souffrir le marquis et le ruiner). Bien que celle-ci la mette en garde contre une entreprise qu’elle juge excessive, Madame de la Pommeraye répond : « Mon entreprise est en deçà de ma douleur et du coup que le marquis m’a porté. » S’en suit une échange entre les deux femmes :

  • Soyez juste, n’étiez-vous pas informée de sa nature inconstante ? À quoi nous sert-il d’en vouloir à un homme malhonnête si la nature l’a ainsi fait ?
  • Serait-il juste de laisser la nature malhonnête vagabonder à son aise ? Ma colère est pleine d’un esprit de justice. Je ne cherche pas une revanche personnelle. Je vois en moi le genre féminin et, en lui, le genre masculin.
  • Pour rendre justice, notre cœur doit être pur et loin de tout ressentiment
  • Madame, c’est cette pureté qui m’anime. Si aucune âme juste ne tente de corriger les hommes, comment espérer une meilleure société ?

Cet extrait caractérise en tous points le ressentiment que le dictionnaire définit comme « le souvenir d’un mal vivement éprouvé, d’une injure, d’une injustice avec, le plus souvent le désir de se venger ». Il s’agit d’une colère cachée (Madame de Pommeraye n’en a jamais fait état ouvertement), ancienne (des mois se sont écoulés depuis l’infidélité du marquis), liée à un mal vivement éprouvé (« mon entreprise est en deçà de ma douleur et du coup qu’il m’a porté ») et s’accompagnant du désir de se venger (« revanche du genre féminin ») afin de réformer la société.
 

La deuxième scène est un exemple de colère contenue : Madame de la Pommeraye lit la lettre que le marquis a écrite à Mademoiselle de Joncquières et que la mère de celle-ci vient de lui remettre. Le visage fermé, la respiration forte mais contenue, le léger tremblement des bras disent sa colère maîtrisée, qu’elle exprime toutefois à la fin de sa lecture en mettant la lettre en boule.
 

La vengeance est presque à son comble dans le dernier extrait choisi : Madame de la Pommeraye a fait écrire par la mère de Mademoiselle de Joncquières une lettre au marquis pour réclamer une somme encore plus importante que celle qu’il consent à donner pour épouser sa fille. À sa lecture, le marquis est effondré. L’amie de Mme de la Pommeraye s’entretient avec cette dernière :

  • Marquise, vous avez rendu cet homme fou. Vous pouvez à présent vous féliciter de votre vengeance.
  • Me féliciter maintenant ? Si près de mon but ?
  • Quoi, votre but n’est-il pas atteint ?
  • Non !
  • Vous êtes bien mystérieuse. Voulez-vous le convaincre de céder plus encore de fortune ? Voulez-vous le ruiner ? Mais que voulez-vous de plus ? Méfiez-vous ! Savourez cette victoire sur le marquis et n’en demandez pas plus ! Croyez-moi, combien de rois ont péri de trop d’assurance.
  • Madame, je suis déjà morte. Que craindre davantage ?

La vengeance de la marquise, liée à la blessure très profonde qu’elle a subie, sera terrible : non seulement ruiner le marquis des Arcis mais aussi le déshonorer en lui révélant que sa femme est une ancienne prostituée.
Ressentiment à l’égard d’autrui mais aussi ressentiment à son propre égard quand on ne se sent pas à la hauteur de son exigence. C’est ce qu’illustre Meg Ryan dans La cité des anges. Jeune et brillant chirurgien, elle n’est pas parvenue à réanimer un patient qu’elle avait opéré. Maggy, en larmes, s’en veut terriblement : « Que s’est-il passé ? C’était banal, banal … je suis désolée… je suis si petite… J’aurais dû continuer le massage… J’ai foiré… J’ai foiré » dit-elle en se tenant la tête à deux mains. S’en vouloir pour l’erreur que l’on considère avoir commise…
 

Après l’exploitation de ces scènes, une série de questions est travaillée en petits-groupes. En voici quelques unes : Vous est-il arrivé, vous arrive-t-il de marquer votre colère par une attitude de froideur, une critique, une remarque désagréable ou une indignation ? De rester calme mais d’avoir les dents et les poings serrés ? D’être en colère contre vous-même du fait d’un manquement ? D’éprouver de la colère parce qu’il ne faut pas se mettre en colère ? Sentir que votre visage se crispe, se ferme, se tend ? Que votre corps se tend ? D’être gagné par un sentiment de tristesse quand votre colère, d’abord contenue, a ensuite explosé ? Etc.
 

À la place de la colère développer la tendresse.

Pour se libérer de ce type de colère, l’ennéagramme propose de développer la tendresse. Encore faut-il, pour faire ce chemin, éprouver de la compassion pour l’auteur de la blessure ou de l’injustice. C’est ce chemin que fait le marquis des Arcis qui, en apprenant le passé de sa femme, vit beaucoup de colère, au point de se montrer menaçant quand celle-ci s’approche de lui : « Madame, craignez pour votre vie ! » Elle s’accroche à lui, il la repousse, elle tombe à terre. Il ne veut plus jamais qu’elle s’approche de lui, ni le touche, « sinon, je ne réponds de rien !» Désespérée, elle fait une tentative de suicide. Devant le corps de sa femme évanouie, posé à même le sol, il se borne à dire qu’il a faim ! À peine rétablie, elle s’enfuit de la demeure du marquis. Rattrapée par le personnel, le marquis veut la voir immédiatement. Il décide d’allouer à la mère et à la fille une maison à Rouen et une rente. Elle le remercie et reconnaît son indignité.

Le marquis, touché par le comportement de sa femme, se repent de ses dires, car très conscient qu’elle s’est laissée entraîner par sa mère et Madame de Pommeraye et lui rend sa liberté. «Je ne serai vraiment libre, lui dit-elle, que lorsque vous pourrez juger de ma conduite, que vous pourrez lire au fond de mon cœur combien je déteste le mensonge. Je serai libre le jour ou vous verrez combien mes fautes passées sont loin de moi. Elle lui tourne le dos et s’éloigne. Il la rattrape : « Madame, je vous crois sincère. Si jamais il est sorti de ma bouche une parole qui vous ait humiliée, je m’en repens… Soyez assurée que plus jamais ma femme n’entendra un mot qui puisse la blesser ». Alors qu’elle s’approche de la cheminée, elle s’effondre : il la relève avec délicatesse : « Madame, relevez-vous … Allons Madame la marquise » L’indifférence, la colère et les menaces ont fait place à la tendresse des gestes, du ton, des mots. Ils se font face… elle a le visage en larmes… « Madame des Arcis » dit-il avec douceur. Il la reconnaît enfin comme sa femme.
 

Un même chemin de tendresse est réalisé par Aimable lors qu’Aurélie vient lui demander pardon : « Pardon de quoi? » dit-il. « De ce que je t’ai fait » répond-t-elle. D’une voix douce et tendre, Aimable ajoute : « Ce que tu as fait, qui te le demande ? » Évoquant le mal qu’elle lui a fait, le boulanger ne lui reproche nullement son adultère, veut même l’ignorer et se borne à lui exprimer son inquiétude: « J’ai été beaucoup inquiet parce que tu ne me l’as pas dit ; tu pars quand ça te prend et tu ne m’avertis pas ; tu as envie de voir ta mère et je le comprends ; tu n’as pas voulu me le dire parce que je suis un peu trop autoritaire ; ta mère ne pouvait-elle pas m’envoyer un télégramme ? (elle pleure)… enfin tout de même, elle a été raisonnable puisqu’elle t’a renvoyée tout de suite… Tu n’as pas eu froid au moins ? » Son ton est tendre et il est plus préoccupé de ce qu’elle a pu vivre et de ses besoins que de sa douleur. Il continue : « Assieds-toi ma belle, tu dois avoir faim… J’ai préparé à manger pour moi, ce soir, car je ne savais pas si tu allais revenir… » Il va jusqu’à reconnaître qu’il s’est mal conduit : « Comme j’étais seul, j’en ai profité pour boire des apéritifs… un coup de folie peut arriver à tout le monde » Pardonnée, Aurélie pleure et serre contre elle le pain en forme de cœur qu’il a fait pour elle…
                            
Pierre Angotti, Compiègne, le 7 décembre 2019.